En Egypte, des centaines de familles de prisonniers sont confrontées au partage de l'enfer de l'emprisonnement d'un proche, lié à des affaires politiques.
Le secret de famille du prisonier Mohieddin
"Maman, est-ce que papa a rejoint notre Seigneur?" C’est la question qu’a posé l’un des enfants de Nada Moqbel. La mère était choquée par cette question. Ziad et Yasmine pensaient que leur père était mort et que leur mère cachait la vérité. Les deux enfants n'avaient pas vu leur père depuis 27 mois. Ils étaient avec leur mère à la maison, lorsque leur père, Muhammad Mohieddin, a été arrêté en février 2019 pour raisons politiques.
Après l'arrestation de Muhammad Mohieddin, lui et sa femme ont décidé que leurs enfants ne viendraient pas rendre visite à leur père en prison. Ils ont même convenu de cacher aux enfants où se trouvait leur père. Après quelques mois d'incarcération de son mari, la mère, Nada, était en train de craquer. Face à l'insistance des enfants qui réclament des nouvelles de leur père, elle aimerait désormais pouvoir au moins leur dire dans quelle prison leur père se trouve. D'autant qu'elle a de plus en plus de mal à justifier son absence quand elle se rend à la prison, seule, une prison située à plus de 200 km de son domicile. En effet, la mère de famille habite dans le gouvernorat côtier d'Alexandrie et Muhammad purge sa peine dans le Complexe pénitentiaire de Tora dans le gouvernorat du Caire. Elle va donc retrouver son mari à la prison au moins une fois par mois.
Nada a déclaré dans une interview accordée à BBC News Arabic: "Mes deux enfants sont âgés de cinq ans et leur façon de voir le monde est très simple. Par exemple, le personnage de l'officier de police est l'incarnation du bien, et la personne mauvaise est forcément en prison. Comme leur père est en prison, je pense qu'ils le verront comme une mauvaise personne. Alors je ne peux pas leur montrer leur père dans ce mauvais rôle.".
Nada a essayé de trouver un travail en tant qu'ingénieur. Elle n'a pas eu la chance de trouver un emploi. Elle peut néanmoins compter sur l'aide de la famille pour la gestion de son domicile. "La prison a non seulement affecté la situation économique de la famille, mais elle l’a détruite. A cause de l’emprisonnement de Muhammad, j’ai dépensé toutes mes économies et vendu un appartement que nous avions acheté pour nos enfants", explique-t-elle.
En temps normal, les proches sont autorisés à rendre visite aux détenus une fois par mois, dans une pièce désignée à l'intérieur de la prison et dans laquelle ils disposent d'une intimité. Ils peuvent même avoir droit jusqu'à quatre visites mensuelles si les prisonniers sont en détention provisoire. Mais depuis la pandémie, le ministère de l'Intérieur a réduit le nombre de visites mensuelles autorisées, de façon drastique. De plus, désormais, les visiteurs doivent se tenir à distance des détenus afin de respecter la distanciation sociale.
La douleur de la famille du détenu al-Qassas
Cacher le fait que le père est en prison n'est pas le choix que font toutes les familles. De plus, parfois, elles ne peuvent pas faire autrement, et les enfants sont alors eux aussi exposés à la dureté carcérale subie par leur proche en général ou leur père. Muhammad al-Qassas était le vice-président du "Parti de l'Égypte forte". Il a été arrêté en 2018 et il est toujours à ce jour en détention provisoire, avec pour chef d'inculpation le fait d'avoir "dirigé un groupe terroriste et propagé de fausses nouvelles". Sa femme, Iman Al-Badini a expliqué à leur fils aîné Ali, âgé alors de 7 ans, que son père était emprisonné. Le jeune Ali était tellement en colère après avoir appris la nouvelle qu'il a refusé de rendre visite à son père en prison. Iman a déclaré à BBC News Arabic qu'"Ali n'avait pas réalisé ce que signifiait l’emprisonnement de son père, alors qu'il n'avait commis aucun crime. Même après avoir compris que l'accusation de son père était politique, il a commencé à éviter de lui rendre visite et il a justifié cette décision en disant qu'il était habitué à l'absence de Muhammad. Toutefois, lorsqu'il a finalement rendu visite à son père en prison, il en a été bouleversé.". Zina, la fille d'al-Qassas, a refusé d'aller à l'école. Elle a donc raté sa première année d'école primaire. La mère a fini par arrêter d'emmener ses enfants voir son mari. Les perturbations chez les enfants étaient bien trop flagrantes. Selon Iman, l'administration pénitentiaire a décidé de changer les procédures de visite. Les visiteurs sont privés de contacts physiques avec les détenus. De ce fait, la famille se contente du téléphone pour garder le lien avec al-Qassas. Mais pour les enfants, aller voir leur père sans pouvoir le serrer dans leurs bras est, selon eux, sans intérêt.
Après l'arrestation d'Al-Qassas, la Cour de cassation a décidé de le considérer, avec d'autres, comme activiste terroriste. Cela a permis à la Cour de cassation de saisir son argent. La famille d'Al-Qassas a dû, en plus de la douleur d'avoir le père en prison, faire face à des difficultés financières. Heureusement, grâce à l'aide financière qu'ils ont reçue de proches, Iman et ses enfants ont pu continuer à vivre. La mère a également repris son travail d'enseignante.
La famille du détenu Douma crie à l'injustice
Plus la durée de la peine de prison est longue et plus les souffrances des familles sont pesantes. La famille de l'activiste politique Ahmed Douma, par exemple, emprisonné depuis 2013, affirme vivre avec cette souffrance depuis des années. Douma est l'un des visages les plus marquants des événements du 25 janvier 2011. Il a par la suite été reconnu coupable d'avoir participé à des incidents violents survenus au cours de l'une des manifestations, et il a été condamné à 15 ans de prison. Il a épuisé toutes les voies de recours pour obtenir une révision du procès, sans succès.
Son frère Muhammad a déclaré que la vie de famille est suspendue en son absence. "Je me suis marié en l'absence de mon frère Ahmed, puisque nous n'avons pas pu obtenir un permis pour une sortie, alors nous avons terminé la cérémonie de mariage dans une atmosphère triste, et nous n'avons pas fait de fête. Et dire que mon frère Ahmed n'a rien fait, en plus!"
Ces pressions psychologiques, celle de la société aussi, ont causé des souffrances physiques bien réelles à la mère d'Ahmed. Elle souffre de maladies chroniques, telles que la tension artérielle et le diabète. Elle aurait subi des interventions de chirurgie cardiaque. Elle a souffert à chaque étape du procès de son fils.