Les mères célibataires au Maghreb toujours victimes du rejet
Les mères célibataires en Algérie, et dans toutle Maghreb en général, souffrent de rejet par les pouvoirs publics. Et ce qui est encore plus malheureux, c’est que ce sont les mères célibataires qui ont gardé leur enfant (la majorité des mères célibataires ayant plutôt tendance à abandonner leur nouveau-né), qui sont les plus critiquées ! La question des mères célibataires dans tout le Maghreb reste taboue et aucune loi n’est prévue pour les protéger.
Pour traiter ce sujet, nous relayons une étude qui s’appuie sur des entretiens approfondis réalisés auprès de vingt mères célibataires, alors âgées entre 19 et 62 ans, en Algérie. Leur niveau d’instruction varie du niveau primaire au niveau universitaire. Quatorze d’entre elles exercent un emploi et six sont sans profession et à la recherche d’un travail.
Leurs emplois sont divers : quatre d’entre elles sont professeur d’université, cadre comptable, institutrice ou en profession libérale ; les dix autres sont ouvrière, serveuse, coiffeuse, couturière à domicile, employée dans une pâtisserie, cuisinière dans une salle des fêtes et agent d’entretien. Pour toutes, le travail salarié permet d’éviter l’abandon de leur nouveau-né et d’exercer leur autonomie.
Double discours ?
Lesannées 1970-1980 ont été marquée par l’encouragement des femmes à se former à un métier. L’Etat a encouragé les jeunes filles à s’émanciper, tout en leur rappelant leurs rôles de mères, épouses et gardiennes de la religion musulmane. On pourrait qualifier cela de double discours, tant cela manque de cohérence ! Une femme émancipée a tendance à ne pas vouloir avoir d’enfants, à ne pas vouloir jouer un rôle de mère dans une famille traditionnelle.
Aussi loin que remonte la mémoire des Maghrébins, les mères célibataires ont toujours été rejetées et exclues par leur famille et par la société. Certaines se sont persuadées qu’elles avaient commis une faute irréparable, au point même de renoncer à se marier après avoir eu un enfant.
La deuxième génération est celle de mères célibataires socialisées dans les années 1990-2000, au cours desquelles les femmes sont plus nombreuses à accéder aux espaces de sociabilité (université, travail…) favorisant la mixité hommes-femmes et donc les rencontres. Dans la même période, on a assoupli le Code de la famille et mieux protégé les femmes mariées. Cependant, il n’y a toujours pas de lois en faveur des mères célibataires et des enfants nés hors mariage.
En contradiction avec le statut actuel des femmes, le couple connait de profondes transformations : on se marie plus tard, on choisit le conjoint que l’on a rencontré et pas forcément celui que nos parents nous ont choisi, et on recherche davantage l’épanouissement personnel. Ces changements vont modifier la société algérienne.
Cela étant dit, il faut reconnaître que la société algérienne, dans son ensemble, ne souhaite pas forcément ces changements, du moins pas tous, d’autant plus qu’elle en observe les fruits dans la société occidentale. On parle souvent de transformation sociale inachevée en ce qui concerne l’émancipation des femmes algériennes.
Les différentes révolutions qui ont eu lieu en Occident ont profondément changé la société occidentale, mais celle-ci a vu son modèle chrétien, qui a été sa gloire, s’effondrer pour laisser la place à une société déjantée et sans repères. Il suffit de voir le nombre de jeunes de la nouvelle génération qui sont de plus en plus malheureux dans cette société occidentale post-révolution 1968 pour s'en convaincre.
Le corps médical intolérant, en Algérie
La grande majorité du désarroi que vivent les mères célibataires vient, étrangement, du corps médical. En effet, c’est le plus souvent à l’hôpital que les mères célibataires subissent de la violence psychologique de la part des médecins ou des sages-femmes, qui les regardent avec du mépris ("ce sont des idiotes" dira une femme-médecin d’Alger) ou avec dégoût ("Elles n’ont pas su se retenir d’avoir des rapports sexuels avec le premier venu", dira une sage-femme).
Ainsi, Aïcha, Algéroise et mère célibataire, de dire : "Ma famille avait accepté le fait que je veuille garder mon enfant et donc accoucher seule. Mais le service Maternité de l’hôpital où j’ai accouché à Alger s’est montré beaucoup moins tolérant ! Quand je suis arrivée, on m’a réclamé le Livret de famille, que je n’avais pas puisque je n’étais pas mariée. Quand ils ont su que j’étais une mère célibataire, ils m’ont dit que je devais payer les soins. Le personnel médical n’a ensuite eu de cesse de vouloir m’humilier avec des phrases mesquines et m’a rappelé que j’allais accoucher d’un "bâtard". Pour finir, après mon douloureux accouchement, ils ne m’ont même pas soignée (ni posé des points, ni nettoyée avec des produits antiseptiques) mais m’ont abandonnée dans mon coin, alors que je voyais bien que les femmes mariées bénéficiaient, elles, de plus d’attention". [NDLR : Précisons qu’en citant ce témoignage, notre objectif n’est certainement pas de stigmatiser les femmes mariées qui viennent accoucher, car il ne faudrait pas qu’elles subissent, elles aussi, de mauvais traitements !].
Toutefois, les hôpitaux algériens, et c’est heureux, ont, depuis, mis en place une démarche qualité qui consiste à former le personnel soignant pour prendre en charge des parturientes qui sont dans des cas difficiles, en particulier les femmes qui accouchent seules.
Elles ont enfreint les règles sociales et religieuses
Les mères célibataires avouent avoir transgressé les règles sociales et religieuses : "J’ai gravement fauté" (déclarent Amel, Oum Ishaq et Rania), "J’aurais dû me contrôler" (Nacéra), "Il ne fallait pas que je dépasse les limites" (Hasnia), "J’ai fait une bêtise." (Sanaâ). Elles savent pertinemment qu’elles ont enfreint les règles socioculturelles qui veulent qu’une fille reste vierge jusqu’à son mariage et qu’elle n’ait pas de rapports sexuels avec le premier venu. Or la grossesse, qui est la preuve (évidente) de cette transgression, est davantage soumise à la réprobation sociale. Et lorsque ces mères non mariées décident d’élever seules leur nouveau-né, elles passent pour des rebelles puisque que la société algérienne, maghrébine en général, ne reconnaît le statut de mères seules élevant leurs enfants qu’aux femmes veuves et divorcées.
En assumant leurs responsabilités de mères sans maris, elles sont qualifiées de marginales voire de déviantes. Elles sont soumises à l’idée du déshonneur et à un sentiment de honte.
Être mère célibataire n’est pas un choix. Et les géniteurs dans tout ça ?
Lorsque les mères célibataires ont fait le choix de garder leur enfant, cela ne signifie pas qu’être mère sans être mariée et élever seule son enfant découle d’un choix volontaire, pour autant. Elles ont toutes rêvé d’un prince charmant et d’une célébration joyeuse de leur union amoureuse. "Je rêvais d’une grande fête de mariage avec des bougies et du henné" (Amel). "J’étais l’aînée, j’attendais mon mariage avec beaucoup de joie" (Nacéra). Leur grossesse n’était pas prévue, elle résulte d’une relation amoureuse non contrôlée.
Ce qui est récurrent dans leur discours, c’est de ne pas avoir été prudente et suffisamment sur ses gardes. "Je me suis fait avoir" (Sourour), "Je n’étais pas vigilante" (Rabéa). Elles constatent qu’elles se sont fait des illusions sur les sentiments de leur partenaire. "J’ai eu confiance en lui et j’ai cru qu’il était sincère" (Leila et Aya). "Il était moderne et je pensais qu’il n’allait pas me laisser tomber" (Fatima). "Je pensais qu’il était honnête mais c’était un "jayeh" un lâche" (Rabéa).
Les attitudes de fuite des partenaires par rapport à leur responsabilité renseignent sur l’impact de l’éducation dispensée aux jeunes hommes dès la prime enfance, une éducation basée sur une grande permissivité vis-à-vis de leur attitude machiste, où l’on part du principe que les besoins de l’homme sont plus importants que ceux de la femme.
On le voit notamment au fait que les membres de la famille, et en particulier les mères des géniteurs, incite leur fils à ne pas assumer les conséquences de leurs actes. "Sa mère a tout gâché" (Leila). "Sa famille, surtout sa mère, s’est opposée à ma grossesse et n’a pas voulu qu’il reconnaisse notre enfant" (Houria). "Sa mère était contre moi, elle croyait que je n’étais pas une fille de bonne famille" (Aicha).
Les pratiques du "royaume des mères" sont redoutables
L’attitude défavorable de ces mères est l’un des obstacles majeurs que rencontrent les mères célibataires de la première génération. Camille Lacoste-Dujardin a mis en lumière ce phénomène d’hostilité existant chez les mères. Ces dernières deviennent en fait un vecteur de la reproduction des valeurs du système patriarcal (qui a de bons côtés, lorsqu’il permet de protéger les enfants, mais aussi des mauvais lorsqu'il institue des rapports d’inégalité entre hommes et femmes).
Selon les mères célibataires interrogées, leur grossesse s’avère être un accident de parcours, elles ne prévoyaient pas d’avoir de relations sexuelles et n’ont donc pas prévu l’utilisation de contraceptifs. Cela découle de l’idée que les relations sexuelles sont interdites pour les jeunes filles, censées rester vierges jusqu’à leurs noces avec un homme digne de les aider à élever leurs enfants.
La plupart d’entre elles considèrent comme subie leur situation de mère sans mari. Si certaines ont tenté d’interrompre leur grossesse, d’autres ont préféré la mener à son terme, parce qu’elles se sont dit que c’était peut-être leur seule et unique chance d’avoir un enfant en raison de leur âge avancé. D’autres encore ont dès le départ renoncé à avorter et ont mené leur grossesse à terme grâce au soutien de leur entourage.
Vécu de la grossesse : culpabilité et sentiment de honte
La plupart des mères célibataires se sont rendu compte de leur grossesse après l’interruption du cycle menstruel. Pour confirmer leur état, certaines ont effectué une visite chez le/la gynécologue. C’est le cas de Houria, Naima, Abla, Sourour, Rania, Hajira, Hasnia et Nadia. D’autres ont eu recours au test pharmaceutique, notamment les jeunes mères, Souad, Sanaâ, Aya, Hayat, Chiraz et Fatima. Aicha, Amel, Nacéra, Leila, Rabéa et Oum Ishaq n’ont quant à elles effectué ni test de grossesse ni visite médicale avant le neuvième mois.
Alors qu’il y a parmi elles des universitaires, elles n’ont consulté le médecin qu’au moment de l’accouchement. On observe cette attitude chez les mères célibataires de la première génération qui ne concevaient pas l’idée de consulter un/une gynécologue car cela paraissait un non-sens pour une jeune fille. Nous avons cependant relevé cette attitude chez une interviewée de la deuxième génération, originaire d’une ville de l’intérieur du pays : "Je n’ai jamais parlé de ma grossesse jusqu’au moment où j’ai eu des douleurs, la femme de mon oncle m’a vue, a appelé mon jeune oncle qui m’a emmenée à la polyclinique. J’étais sur le point d’accoucher et là toute ma famille a su, c’était la honte" (Oum Ishaq).
Le sentiment d’avoir transgressé les normes était si fort qu’elle vivait dans une situation de déni de grossesse. Au sujet de la réaction de sa famille après son accouchement, elle dit ceci : "Ma famille est venue me rendre visite à l’hôpital, je n’ai pas accepté de les recevoir, je n’avais pas le visage pour les voir car je suis issue d’une famille très conservatrice.".
Naamane Guessous relève ce même sentiment chez les mères célibataires marocaines : "(…) les filles perçoivent leur grossesse comme la personnification du déshonneur. La grossesse est donc celle de la honte…". "Perdre la face" est le terme utilisé lorsqu’une personne se trouve dans une situation d’atteinte à l’honneur, "le sujet qui a honte est dans l’angoisse de perdre trois choses : l’amour de ses proches, l’estime de lui-même et ses liens à sa communauté de rattachement".
Le cas d’Oum Ishaq montre de manière éloquente à quel point le sentiment de honte peut être ravageur et anéantissant pour l’individu car il nourrit la peur de l’exclusion et de la marginalisation. "Celui qui est dans la honte se sent dévalorisé et craint non seulement de perdre l’affection de ceux qu’il aime, mais même toute manifestation d’intérêt de qui que ce soit. C’est pourquoi la honte confronte à l’angoisse d’être retranché du genre humain.".
Vivre sa maternité : la hantise du regard des autres
Ainsi dès le début de la grossesse, la plupart de celles de la première génération quittent le domicile parental pour vivre chez des amies ou chez la famille proche, à l’exception d’Amel et de Nacéra qui vivaient seule avec leur mère qui était veuve. D’autres ont été obligées de chercher un endroit où vivre ailleurs par crainte des frères et de la menace d’être découvertes par l’entourage. C’est le cas de Rabéa, Aicha et Nadia qui ont vécu dans la hantise du regard des autres. "Je suis partie chez une tante qui vivait dans une autre ville, je ne sortais pas, je me cachais sur la terrasse dès qu’il y avait visite à la famille. Une fois, un après-midi, des invités sont restés très tard jusqu’à dépasser l’appel de la prière du Maghreb et cela m'a déplu." (Rabéa).
D’autres n’ont pas eu droit à l’indulgence de la famille, c’est le cas d’Aïcha : "Dès que ma mère a su, elle était en colère, elle m’a dit de sortir car elle avait peur de la réaction de mes frères, je suis partie.". Certaines interviewées ont quitté leur ville de résidence : "J’ai dû quitter notre maison pour vivre chez une cousine qui habitait dans une ville à 800 kilomètres" (Hasnia).
En revanche, les mères célibataires de la deuxième génération ont pour la plupart vécu leurs premiers mois de grossesse dans la maison parentale, certaines restant même jusqu’à l’accouchement — c’est le cas de Sourour, Aya, Souad, Sanaâ et Oum Ishaq. Les autres ont quitté le foyer parental dès que leur grossesse a commencé à être trop visible. "On habite une maison traditionnelle et la voisine, voyant mon ventre, est allée le dire à ma mère et là, ma mère m’a dit de quitter la maison, je n’avais pas où aller, un jeune voisin m’a vue, il m’a dit d’aller à Diar Rahma" (Hayat).
Certaines ont trouvé refuge chez des proches parents, dont Souad : "Je suis partie chez une vieille tante et ma mère a justifié mon absence en prétextant que je tenais compagnie à une tante malade.". Se trouvant dans les mêmes conditions, Aya résidant dans une ville de l’intérieur raconte : "Je vivais avec ma grand-mère et ma tante célibataire et dès le début de ma grossesse, j’entendais quotidiennement les plaintes de ma tante comme quoi je leur ai ramené la honte, alors j’ai décidé de partir, j’ai pris mes affaires et je suis partie à Alger, mais je ne savais pas où aller, je suis retournée à Oran et je suis partie à Diar Rahma (Les Maisons de la Miséricorde), j’avais entendu parler de ce centre à la télévision."
Le fait de vivre chez sa famille durant la grossesse ne met pas à l’abri des heurts, la réaction hostile se manifeste chez la gente féminine par des réflexions, des brimades. Quelques sœurs de mères célibataires ont exprimé leur indignation et leur colère quant au fait que la grossesse hors mariage allait entacher leur réputation et hypothéquer leurs chances de se marier. C’est le cas de la sœur de Sourour.
"Ma sœur était fiancée, elle m’a insultée et m’a dit, 'tu m’as fait honte !'. Ma mère est intervenue pour la calmer mais elle ne se taisait pas et c’est mon papa qui, un jour, a crié sur elle et lui a demandé d'arrêter. Mon père est très affectueux et il m’aimait" (Sourour).
Cette attitude du père démontre que l’affection n’est pas seulement l’apanage des mères. Les pères ne brandissent plus le couteau pour commettre le crime d’honneur, ils agissent davantage en pères protecteurs de leur progéniture. Cette évolution traduit les mutations profondes qui affectent les mentalités dans notre société dans un processus lent mais irréversible, et dans ce contexte, les mères célibataires agissent avec beaucoup d’habileté.
Celles qui ont vécu dans le foyer parental jusqu’à l’accouchement ont dissimulé leur grossesse en s’habillant avec des habits amples. Dès l’accouchement, les mères qui travaillent et ont un logement recourent à des nourrices pour la garde de leur nouveau-né et celles qui, vivant au domicile parental, ne peuvent garder leur bébé, le confient à des familles moyennant une allocation financière, le temps d’avoir leur propre logement pour récupérer leur enfant. Elles excellent dans le choix des nourrices pour assurer à leur enfant les meilleures conditions de maternage et veillent à son éducation et sa réussite scolaire.