En Jordanie, la censure des médias par le pouvoir change de méthode et prend le très mauvais exemple de la censure de l'information en Occident; elle utilise le contrôle de l'information: un contrôle d'ailleurs illégal, opaque et non assumé.
Les atteintes aux libertés de la presse
Depuis plusieurs décennies, le Centre pour la Protection et la Liberté des Journalistes (CPLJ) alerte sur l'état des libertés des médias en Jordanie dans son rapport annuel. A chaque fois, les violations des droits des journalistes sont pointées du doigt.
Le CPLJ évalue ainsi chaque année un "indice de la liberté des médias". Un indice qui s'appuie sur 6 indicateurs différents comprenant l'environnement politique, l'environnement législatif, le droit à l'information, les violations et l'impunité, l'indépendance des médias et la liberté d'expression des médias sur Internet. L'indice en 2021 indique que la presse est "restreinte" avec une légère aggravation par rapport à 2020, qui confirme la tendance: toujours moins de liberté d'expression dans les médias. Le verdict du CPJL pour l'année 2021 se lit dans le titre de son rapport: إعلام مكبل (Médias enchaînés en français).
Si le CPLJ reconnait que les actes graves (agression, emprisonnement) envers les journalistes sont en baisse en 2021, la liberté d'opinion et d'expression ne cesse d'être restreinte tant les pressions de la part des autorités sur les journalistes s'est intensifiée. Cependant cela est plus difficile à comprendre et à évaluer pour des observateurs externes, car dans d'autres pays, on ne comprend bien les atteintes envers les journalistes que lorsqu'ils sont assassinés ou qu'ils disparaissent, ce qui n'est jamais arrivé en Jordanie.
Théoriquement, la constitution jordanienne assure la liberté d'expression des journalistes et protège leur travail. Pourtant, la justice du pays ne permet pas aux journalistes de s’exprimer sans contraintes. Si les lois prévues ne sont pas respectées, les journalistes se retrouvent sans protection, sans recours face aux agressions, aux menaces et aux pressions.
De récents faits graves envers deux journalistes
La semaine dernière, nous avons observé deux arrestations de journalistes sans fondement légal. Ces incidents ont permis d'attirer l'attention du public sur le péril que représente le non-respect de la liberté des médias. La journaliste Taghreed Al-Rishq a été soumise à son retour de Washington à Amman à une détention sur la base d'une soi-disant plainte judiciaire déposée contre elle. Elle a dû rester 12 heures à l'aéroport, et il a fallu que des personnes influentes interviennent dans son dossier pour qu’elle soit libérée. La même chose s'est répétée avec le journaliste Daoud Kuttab qui a été gardé à vue pendant 24 heures, et qui aura été finalement libéré.
Les deux incidents ont créé une atmosphère de tension entre le gouvernement et la presse. Le gouvernement a tenté de se dédouaner de toute responsabilité dans l'arrestation de ces deux journalistes, et plus globalement dans toute ingérence dans le domaine de l'information du public. Mais la polémique enfle, les critiques envers des mesures prises par le pouvoir politique qui constitueraient une violation des droits et libertés n'ont pas cessé de se multiplier.
Un contrôle de l'information à l'occidentale
Si dans le passé, il n'était pas rare que des journalistes soient agressés physiquement, en particulier lors de manifestations, la censure tend à s'exercer sous d'autres formes. Le gouvernement et ses services de maintien de l'ordre ne ressentent plus le besoin d'exercer des pressions directes sur les journalistes. Ils s'attèlent à exercer toutes formes de pressions et parviennent ainsi, sans violence physique, à restreindre la liberté d’expression des chroniqueurs et reporteurs. Des pressions qui sont plus aisées à exercer dans cette période de pandémie qui a servi de prétexte pour restreindre les libertés collectives ainsi que le droit à manifester et à protester.
Les éditeurs de contenus, par exemple, sont la cible de pressions afin qu'ils ajustent immédiatement tout contenu en fonction des desiderata de l’Etat jordanien. D'ailleurs, cela donne lieu, parfois, à des informations manipulées de façon grossière ce qui n'échappe pas à une partie du public.
L'autocensure ou la censure préalable est un phénomène qui se développe. De nombreux professionnels des médias interrogés estiment que leur rédacteur en chef, ou équivalent, a le droit de modifier ou supprimer ce qu'il veut de leurs articles, chroniques, reportages ou enquêtes afin de plaire à l'autorité. C'est donc une censure qu'exercent certains maillons de la chaîne de production de l'information, alors même qu'ils ne reçoivent pas nécessairement une instruction ou même une pression directement.
Ces pressions, ces attaques à l'encontre d'une information factuelle ou de diversité des opinions se manifestent de différentes façons mais les journalistes ne les divulguent pas, ni ne les exposent, c'est la loi du silence, de l'omerta. Ils attendent qu’un journaliste soit agressé pour sortir de leur silence et trouver le courage de s’indigner.
Comme dans bien des pays, très peu de journalistes en Jordanie évoquent cette censure opaque. Quand ils l'évoquent timidement, c'est bien trop tard et sans conviction. Ils ont laissé la situation s’installer et se rendent ainsi autant coupables que victimes de la manipulation de l'information transmise aux populations.