"À chaque réunion de famille, mes tantes me demandent quand préparer le caftan pour le grand jour". Amina a 29 ans. Chargée de marketing dans une grande entreprise marocaine, elle vit en couple depuis quatre ans mais n'est toujours pas mariée. Pour l'instant, elle n'y tient pas plus que ça. Même si ça peut faire jaser. "Ma famille proche respecte mon choix. Ils auraient préféré que je sois mariée certainement, mais ils me fichent la paix pour le moment", témoigne-t-elle. Avec ses collègues, par contre, elle évite le sujet, après avoir déjà entendu quelques remarques déplacées.
Comme Amina, elles sont nombreuses, célibataires ou en couple mais non mariées, à avoir entendu le désespoir de leur proches ("hchouma, elle a 35 ans et elle n'a toujours pas de mari"), subi les pressions de leur famille ("quand allez-vous enfin officialiser?") et les regards inquisiteurs de concierges ou voisins d'immeuble qui s'improvisent parfois gardiens de la morale ("qui est cet homme qu'elle fait entrer chez elle?"). Passé un certain âge (encore faudrait-il déterminer lequel), les femmes seront qualifiées de bayra, de "vieille fille". Un mot qui n'a - bizarrement - pas d'équivalent masculin.
"Un homme célibataire est perçu comme n’ayant pas encore choisi. Une femme célibataire est perçue comme n’ayant pas encore été choisie", nuance Sanaa El Aji, journaliste et auteure du livre Sexualité et célibat au Maroc, pratiques et verbalisation (2017). "Traditionnellement, les femmes étaient considérées comme une marchandise, que l'on achète, que l'on épouse. Il y a toujours un rapport de dominant à dominée. Si elles ne se mariaient pas, elles étaient en quelque sorte foutues", explique Abdessamad Dialmy, sociologue auteur de nombreuses études et ouvrages sur la sexualité des Marocains.
Liberté, liberté
Pour les hommes, c'est une toute autre histoire. S'ils cherchent autant l'amour que les femmes, la pression sociale pour se marier sera moins forte. "Le célibat, pour eux, ce n'est que du bonheur!", tranche la sociologue Soumaya Guessous, auteure du livre Nous les femmes, vous les hommes! (2013). "Ils ont la liberté de sortir le soir, d'occuper l'espace public et de vivre leur sexualité comme ils l'entendent", estime-t-elle. "Plus ils auront de conquêtes féminines, plus ils seront respectés". Un avis que ne partagent pas forcément les principaux intéressés. Jalil, ingénieur de 28 ans, raconte qu'on lui a déjà reproché le fait de connaître "beaucoup de filles en même temps". Mais aussi "de s'accrocher trop rapidement à une fille". Autrement dit, "vis ta vie avant de t'amouracher de la première venue". C'est justement sur ce laps de temps de célibat permis aux hommes et moins toléré pour les femmes que la différence entre les deux sexes s'opère.
Le manque d'argent un des freins au mariage
Si les hommes n'ont pas de problème à attendre la trentaine pour se marier, les femmes, passé 25 ans, commencent à ressentir l'obligation de trouver quelqu'un qui leur passera la bague au doigt. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Selon une enquête menée en 2014 par le Haut-commissariat au plan, les hommes se marient en moyenne à 31 ans, et les femmes à un peu plus de 25 ans, tous milieux confondus. Si l'âge du premier mariage n'a pas vraiment bougé depuis dix ans, il a considérablement augmenté en cinquante ans: il tournait autour de 17-18 ans en 1960. Travail des femmes, libération progressive des moeurs, mais aussi hausse du taux de chômage chez les hommes et incapacité financière à entretenir un foyer: les facteurs explicatifs du recul de l'âge auquel les Marocains se marient sont nombreux. Le manque d'argent reste cependant l'un des principaux freins au mariage, notamment dans les milieux pauvres ou de classe moyenne inférieure. Pour les femmes, trouver un homme avec une situation stable, c'est l'assurance qu'il pourra subvenir aux besoins de la famille. Pour les hommes, c'est aussi une manière de faire valoir leur virilité et de se poser en "chef" de famille.
Encore étudiant à 27 ans, Youssef estime ainsi que sa situation est un "handicap" sur le plan relationnel. "Pour mes parents, l'idée du mariage est intimement liée à ma situation professionnelle", explique-t-il. Ahmed, 31 ans, chargé de clientèle dans une banque, vit encore chez sa mère dans un quartier populaire de la capitale. "Je ne pourrai me marier que lorsque je gagnerai suffisamment d'argent pour acheter un appartement", confie-t-il. "Pour l'instant, il est impossible pour moi de quitter ma mère et mes frères et soeurs que j'aide financièrement". Dans le monde rural, les mères ont généralement tendance à vouloir marier leurs fils jeunes, "pour les sédentariser, éviter qu'ils ne partent en ville", explique Soumaya Guessous. "C'est aussi une manière de rester près d'eux, et qu'ils participent aux dépenses de la famille".
"Nous les filles, nous avons été biberonnées aux films Disney"
Dans les milieux plus aisés, si avoir un travail est bien souvent la condition sine qua non pour se marier, beaucoup de célibataires attendent surtout de trouver "quelqu'un de bien". "Nous les filles, nous avons été biberonnées aux films Disney. Alors forcément, on préfère attendre LA personne qui nous fera rêver avant de sauter le pas", lance Laila, chargée de communication de 28 ans. "Le mariage, pour moi, n'est pas une nécessité, malgré la pression qu'exerce notre entourage sur nous. Je ne suis pas contre, mais je n'ai pas de limite d'âge", renchérit Zaineb, 26 ans. "Je ne me vois pas me marier avant la trentaine, à moins de rencontrer quelqu'un d'extraordinaire", lance Hajar, 26 ans. "Mais en attendant, je ne présente aucun homme à ma famille. C'est le meilleur moyen de voir la pression multipliée par dix!"
Gap générationnel
Une pression familiale et sociale liée au fait que la société marocaine a évolué très rapidement en cinquante ans, créant un véritable gap générationnel dans beaucoup de familles. Si une jeune fille considère normal de vivre seule et d'être encore célibataire à 25 ans, sa mère pourra avoir du mal à l'accepter si elle-même s'est mariée à 20 ans et n'a pas vécu seule avant son mariage. L'écart se creuse davantage avec la génération des grands-parents, qui se sont généralement mariés encore plus jeunes et pour lesquels il est impensable pour une femme célibataire d'avoir son appartement. Là aussi, hommes et femmes ne sont pas logés à la même enseigne. Avoir son propre appartement pour un homme célibataire est accepté dans la plupart des cas s'il en a les moyens. Pour une femme, c'est un peu plus compliqué, "même si le phénomène commence à se développer, notamment dans les grandes villes marocaines", précise Sanaa El Aji.
"Si on sait qu'elle a des revenus honorables, et qu'elle n'a pas d'autre choix que de vivre seule parce que sa famille vit loin de son lieu de travail, ce sera accepté", explique Abdessamad Dialmy. "Mais si sa famille vit dans la même ville, ou que la jeune femme n'a pas suffisamment de revenus, ce sera mal vu, elle sera regardée avec suspicion, voire qualifiée de prostituée". Même son de cloche pour la sociologue Soumaya Guessous, qui indique que le degré de tolérance envers une femme qui vit seule dépend surtout de son milieu social et de sa situation professionnelle. "Le nombre de célibataires qui vivent seules augmente, et ce dans tous les milieux. Cela crée un précédent. Les générations futures devraient mieux l'accepter", tempère la sociologue.
"Si je ne répondais pas, c'était la catastrophe et ils me demandaient toujours où j'étais, et avec qui"
En attendant, certaines filles qui considèrent que c'est impératif pour elles de vivre seules à partir d'un certain âge, ont souvent droit aux critiques. "Cela n'est pas très bien vu ni accepté par les parents. Les voisins surveillent les fréquentations et se plaignent dès qu'il y a le moindre bruit", explique Zaineb. "Quand je vivais seule, mes parents m'appelaient tout le temps. Si je ne répondais pas, c'était la catastrophe et ils me demandaient toujours où j'étais, et avec qui", raconte Fatym, 27 ans.
L’épée de Damoclès de la virginité
"Avec qui". Une question qui cache bien souvent la crainte que la jeune femme ne soit en mauvaise compagnie ou ne "risque" de vivre sa sexualité comme elle l'entend. "Contrairement aux hommes, les femmes célibataires ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête: la virginité. L'honneur de la famille repose sur elles", explique Soumaya Guessous. "Les hommes n'ont pas ce problème. Cela ne laisse pas de trace physique s'ils ont une activité sexuelle et ils ne risquent pas de tomber enceinte!", renchérit Abdessamad Dialmy. Là aussi, la transformation rapide de la société a bousculé les habitudes. Si les Marocains se mariaient jeunes il y a cinquante ans, assouvissant ainsi rapidement leur désir d'avoir une activité sexuelle, le recul de l'âge du premier mariage repousse, par extension, l'âge de la perte de la virginité, notamment chez les femmes qui, contrairement aux hommes, n’ont pas la "solution" d’aller voir une prostituée.
Mais difficile de rester chaste pour une femme, surtout lorsqu'elle tarde à se marier. "Elle est tiraillée entre l'appel du corps et la pression de rester vierge avant le mariage", explique Soumaya Guessous. Cela crée "des frustrations, des refoulements", estime la sociologue. Néanmoins, une majorité de jeunes Marocains (plus de 60% selon Abdessamad Dialmy) vivent une sexualité complète (avec pénétration) ou incomplète (sans pénétration) avant de se marier. "Selon les codes normatifs, la sexualité préconjugale est stigmatisée, alors que dans les faits, elle est pratiquée", explique Sanaa El Aji. "Il ne faut pas en déduire, toutefois, que les acteurs sociaux concernés sont victimes d’une 'répression sexuelle' car, dans la pratique, hommes et femmes ont inventé leurs propres systèmes de 'bricolage' afin de créer un compromis entre les contraintes normatives et leurs besoins sexuels et affectifs".
Le système D est de rigueur pour vivre sa sexualité
Autrement dit, le système D est de rigueur pour vivre sa sexualité. Dans une voiture, sur une plage, dans une garçonnière pour les hommes qui vivent seuls ou de manière libre chez l'un ou l'autre lorsque les deux amoureux ont leur propre appartement. Une des principales difficultés pour les hommes comme pour les femmes de vivre leur sexualité se posera dans les hôtels, où la présence d'un couple non marié dans une même chambre est généralement mal vue voire interdite. "Quand je voyage avec une amie, nous sommes toujours obligés de payer deux chambres d'hôtel", déplore Wahid, 25 ans. "Un autre problème se pose quand on tarde la nuit dans une voiture: on risque la confrontation avec la police", ajoute-t-il. Si les pratiques évoluent, la loi est en effet toujours là pour rappeler aux couples non mariés qu'ils risquent gros s'ils sont pris en "flagrant délit". Abdessamad Dialmy parle ainsi de "coupure" entre les normes et les pratiques: "il y a clairement une explosion sexuelle mais qui n'est toujours pas reconnue de manière normative et législative".
Selon l'article 490 du code pénal, sont ainsi "punies de l'emprisonnement d'un mois à un an, toutes personnes de sexe différent qui, n'étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles". Une peine encore plus lourde est prévue pour les homosexuels, qui risquent de six mois à trois ans de prison et une amende de 200 à 1.000 dirhams s'ils commettent "un acte impudique ou contre nature". Si le sociologue concède que les relations sexuelles entre hommes et femmes qui ne vivent pas ensemble sont plutôt acceptées, notamment dans les grandes villes et dans les milieux aisés, les rapports entre personnes de même sexe restent en effet le tabou numéro un.
À l'ère de Tinder
Le discours médiatique sur le célibat et la sexualité a pourtant évolué. Depuis le début des années 2000, les radios privées ont connu un boom des émissions consacrées à ces questions. Sociologues, médecins et sexologues interviennent régulièrement pour répondre aux interrogations des auditeurs sur leurs problèmes intimes. "Généralement, les consultants restent neutres dans leurs réponses. Ils n'encouragent ni ne condamnent", explique Abdessamad Dialmy. "On en parle car le sujet intéresse, interpelle, divise", commente Sanaa El Aji. "Avant, la sexualité préconjugale (hétérosexuelle et homosexuelle) existait, mais souvent en cachette. Aujourd’hui, elle fait l’objet de revendications, de débats, de combats dans un sens comme dans l’autre. Et cela, en soi, est une preuve de transition discursive et sociale par rapport à ces thématiques."
Une parole libérée? Oui, mais pas sur tous les sujets ni sur tous les supports médiatiques. "La télévision reste encore muette. À la radio, on parle beaucoup de sexualité mais pas de relations sexuelles préconjugales, et peu des moyens de contraception, sauf lors de la journée internationale contre le sida", déplore Soumaya Guessous. "Il n'y a pas non plus une force médiatique qui remette en question l'obligation d'abstinence avant le mariage". Les applications de rencontres ont complètement changé la donne pour les célibataires
Là où la parole (et les actes) se libèrent réellement, c'est surtout sur Internet. Il faut dire que l'avènement des réseaux sociaux et des applications de rencontres comme Tinder ont complètement changé la donne pour les célibataires, hétérosexuels comme homosexuels. Les jeunes hommes ne sont plus les seuls à draguer. "Les jeunes filles aussi peuvent prendre des initiatives, envoyer des messages, ce qui peut conduire à un flirt voire un rapport sexuel", indique Abdessamad Dialmy. "Les applications permettent de rencontrer du monde, mais ce n’est souvent pas pour une relation sérieuse", confie Zaineb. "J’ai rencontré mon ex sur Tinder. On avait l'air plutôt compatibles, mais finalement ça n’a pas marché", raconte Fatym.
Drague virtuelle, érotisme 2.0... "Beaucoup de jeunes filles se lâchent sur Internet ou via les applications. Certaines sont enfermées chez elles et libres en même temps", explique Soumaya Guessous. Un jeu de l'amour et du hasard qui peut s'avérer dangereux. "Il y a beaucoup de dérives. Cela donne le goût de la sensualité, mais il reste toujours le problème de la virginité", rappelle-t-elle. La facilitation des rencontres entre hommes et femmes par ces nouveaux biais a cependant un effet positif. "Les mariages forcés ou d'intérêt sont en recul et laissent la place à des mariages d'amour. Les jeunes gens sont surtout à la recherche d'une véritable entente, notamment sexuelle, avant de se marier", conclut Abdessamad Dialmy. Tout est ensuite question de compatibilité. D’après un article du Huffington Post.