Selon Françoise Micheau, auteur d’un article sur la médecine et les Arabes, les médecins francs ont fait appel aux médecins musulmans qui avaient alors une abondante pharmacopée, composée de plantes, de drogues animales, extraits minéraux qui servaient à la fabrication des emplâtres, des onguents, des cataplasmes et des cachets. Lorsqu’un médecin de confession chrétienne et d’origine syrienne est arrivé de Syrie au royaume franc, il a été étonné de voir avec quelle brutalité les médecins francs traitaient leurs patients : en Orient en effet, il est d’usage de rassurer le patient et de le traiter avec douceur.
La médecine arabe était forte de ses traditions anciennes et de ses certitudes acquises par les livres et une longue pratique. L’héritage des connaissances arabes n’a pas été chassé, de nos jours encore, nous utilisons cet héritage. Les médecins arabes, à l'instar des médecins égyptiens, ont mis de l'ordre dans les différentes disciplines médicales; l’herboristerie, l'ophtalmologie, l'obstétrique.
De nos jours les médecins arabo-judéo-persans qui jadis faisaient avancer la recherche, travaillent à Paris, Genève, Londres, .etc. dans des établissements qui ont les moyens de financer la recherche. Une exception dans ce domaine c’est Israël, mais les autres pays Orientaux dirons-nous, ne sont pas en mesure de se lancer dans des recherches scientifiques innovantes ! Et pour cause, certains manquent de moyens humains et matériels et d’autres peinent à retenir leur personnel médical.
Quand les hôpitaux sont détruits par des frappes aériennes, les savants ne sont pas en mesure de faire de la recherche, ni d’innover.
Depuis l’âge d’or de la médecine, il n’y a d’ailleurs pas eu d’innovation majeure. Qui sait soigner les cancers? Personne aujourd’hui ne peut garantir de rémission totale. Nous vivons bel et bien sur les acquis des médecins de l’Orient. Les médecins arabes se sont particulièrement distingués dans les domaines que sont l’ophtalmologie et la pharmacologie.
Ainsi, les médecins arabes savaient opérer l’œil, y compris atteint de cataracte, et disposaient de nombreux végétaux à usage oculaire, notamment le camphre, l'ambre et le musc. Moins connu du public, le savoir en matière de prothèses dentaires. Saviez-vous qu'ils ont été les premiers à utiliser de véritables prothèses dentaires? Ou encore qu'Avicenne était précoce et qu’il s’était intéressé à la médecine enfant ? A 14 ans, ses connaissances dépassaient celles de ses maîtres. A 17 ans, il a été appelé pour soigner un souverain et le guérit.
Le témoignage du médecin de Syrie
"On a fait venir devant moi un chevalier, pour un abcès qui lui avait poussé à la jambe, et une femme, que rongeait une fièvre de consomption. J'ai appliqué au chevalier un petit cataplasme ; son abcès s'est ouvert et a pris bonne tournure ; quant à la femme, je lui ai interdit certains aliments et je lui ai rafraîchi le tempérament. J'en étais là, lorsque survint un médecin franc, qui dit : "Cet homme est incapable de les guérir." Puis, s'adressant au chevalier : "Que préfères-tu, lui demanda-t-il, vivre avec une seule jambe, ou mourir avec tes deux jambes ?" - "J'aime mieux, répondit le chevalier, vivre avec une seule jambe." - "Qu'on m'amène, dit alors le médecin franc, un chevalier robuste, avec une hache tranchante." Chevalier et hache ne tardèrent pas à paraître. J'assistais à la scène. Le médecin étendit la jambe du patient sur un billot de bois, puis dit au chevalier : "Abats-lui la jambe avec la hache ; qu'un seul coup la détache. " Sous mes yeux, le chevalier assena un coup violent, sans que la jambe se détachât. Il assena au malheureux un second coup, à la suite duquel la moelle de la jambe s'écoula, et le chevalier expira sur l'heure.
"Quant à la femme, le médecin l'examina et dit : "C'est là une femme dans la tête de laquelle est un satan, dont elle est possédée. Rasez-lui les cheveux !" On accomplit sa prescription et elle se remit à manger, comme ses compatriotes, de l'ail et de la moutarde. Sa consomption empira. Le médecin dit alors : "C'est que le satan lui a pénétré dans la tête. " Saisissant le rasoir, le médecin lui fendit la tête en forme de croix, et lui écorcha la peau dans le milieu si profondément que les os furent mis à découvert. Il frotta ensuite la tête avec du sel. La femme à son tour expira sur l'heure. Après lui avoir demandé si mes services étaient encore réclamés et après avoir obtenu une réponse négative, je revins, ayant appris à connaître de leur médecine ce que jusque-là j'avais ignoré."
Concurrence entre deux praticiens réunis au chevet des mêmes malades, incompréhension de deux hommes que tout sépare : la langue, la culture, la formation, le savoir. Mais plus encore distance entre une médecine franque aux diagnostics peu sûrs et aux traitements expéditifs, et une médecine arabe forte de ses traditions anciennes et de ses certitudes acquises par les livres et une longue pratique. On comprend alors que Guillaume de Tyr, célèbre chroniqueur des croisades, ait dénoncé avec amertume ces barons francs qui dédaignaient les médecins latins pour faire une confiance aveugle aux médecins orientaux, qu'ils soient Juifs, Samaritains, Syriens ou Sarrasins.
L'avance arabe
Les échanges culturels et scientifiques entre le monde arabe et le monde chrétien occidental furent nombreux lorsqu’on remonte dans l’histoire. Ils eurent lieu essentiellement dans les régions de la Sicile, d'Italie du Sud et d'Espagne. Ces régions connurent tour à tour une occupation musulmane durable et la reconquête chrétienne. De part l’interconnexion de ces deux mondes, de nombreux ouvrages philosophiques et scientifiques ont fait l’objet de traduction d'arabe vers latin. Ainsi, l'Occident put redécouvrir l'héritage antique, jusque-là conservé par les Arabes, qu’ils avaient pris soin d'enrichir de méthodes et techniques nouvelles.
Ce furent là les bases d'un essor intellectuel décisif. Par exemple, la médecine arabe suscitait curiosité et admiration de la part des Francs et la traduction en latin des connaissances médicales arabes qu'est le Canon d'Ibn Sînâ (Avicenne) en est une parfaite illustration.
Durant l'âge d'or (du VIIIe au XIe), il s'est développé dans les pays musulmans une pensée vivante, exploratrice, novatrice, portée par un ensemble de conditions matérielles favorables, telles que l'extension de l'espace géographique, les richesses agricoles et artisanales, la qualité du tissu urbain et des échanges commerciaux actifs. Présentant, notamment face à l'Occident du début du Moyen Age, une avance étonnante, science et philosophie arabes devaient porter leurs fruits dans une Europe appelée à connaître son propre éveil. Parce que la culture arabe cessa alors d'occuper sur la scène historique la place privilégiée qui avait été la sienne auparavant, on parle de "déclin". Mais c'est oublier que l'Orient musulman continua à vivre de l'acquis des grands savants, plus largement diffusé, inlassablement enseigné et commenté, bien que la médecine arabe, tout comme les autres disciplines, ne fît plus preuve du même dynamisme créatif et fécond que dans les siècles précédents.
Médecine "arabe", disons-nous. Arabe non point parce qu'elle serait l'œuvre d'Arabes - beaucoup de ses savants, dont les plus grands tels al-Râzî (Rhazès), al-Madjûsî (Haly Abbas), Ibn Sînâ (Avicenne), sont d'origine persane - mais parce que la langue arabe en fut le commun moyen d'expression. Médecine "islamique", diront d'aucuns : s'il est vrai qu'elle s'est épanouie dans un empire dont le cadre religieux et culturel fut l'Islam, certains de ses représentants les plus illustres furent non point musulmans mais chrétiens ou Juifs. Savants de toutes religions se côtoient donc.
Parmi les disciplines pratiquées dans l'Orient musulman, la science médicale a été la plus interconfessionnelle et s'est développée dans une totale indépendance par rapport au donné révélé.
En effet, cette science médicale repose largement sur les conceptions antiques héritées d'Hippocrate (cf. "Les leçons d'Hippocrate", Claude Mossé, L'Histoire n°74, p. 24) et de Galien, selon lesquelles toutes les substances terrestres dérivent de quatre éléments essentiels (la terre, l'air, le feu et l'eau), qui sont tantôt en état d'alliance (eau et terre par exemple), tantôt en état d'opposition (eau et feu par exemple). Chacun de ces éléments est composé d'un couple de qualités primaires : le chaud ou le froid, l'humide ou le sec.
Prenons pour illustrer cette pratique thérapeutique, l’anecdote vécue par un praticien de Bagdad au Xe siècle, qui montre bien comment l'art de guérir s'inscrivait dans ces perspectives physiologiques et pathologiques :
"La première fois que j'eus l'idée de modifier le traitement de la paralysie fut lorsque cette maladie atteignit le cheikh Abu Ali b. Zara'a. Celui-ci était un homme maigre, à l'esprit vif, sédentaire, passant son temps à étudier, à traduire, à écrire. Il aimait les mets épicés et piquants, les salaisons et les condiments à la moutarde. Vers la fin de sa vie, il travaillait à la rédaction d'un traité sur l'immortalité de l'âme auquel il avait réfléchi pendant des années. Il s'était également essayé au commerce avec le pays des Rûms (les Byzantins) ; il avait des ennemis parmi les marchands syriens qui l'avaient plusieurs fois desservi auprès du sultan et ses biens furent confisqués. En raison de ces contrariétés, de réchauffement de sa complexion originelle, des désordres dus à son alimentation, de l'effort pour réfléchir à son ouvrage, il fut atteint par une crise aiguë d'hémiplégie. Du fait de sa science, il était tenu en grande estime ; aussi des médecins notables vinrent auprès de lui. Tous s'employèrent à le soigner selon la méthode enseignée dans les livres des Anciens (c'est-à-dire en administrant des médicaments chauds). Mais je pris la parole pour m'opposer à ce qu'ils proposaient, et leur signifier qu'ils étaient dans l'erreur. Car cette hémiplégie était survenue à une personne au tempérament chaud. Il fallait donc la traiter par des médicaments émollients. Ce que je fis. La maladie régressa et le malade recouvra la santé."
Ces fondements antiques furent connus des savants arabes, notamment grâce aux traductions des ouvrages grecs. Car la littérature médicale ancienne avait été conservée et enseignée dans des centres vivants, tels ceux d'Alexandrie, en Egypte, et surtout de Gondêshâpûr, dans le Sud iranien. Lorsque les Arabes conquirent au VIIe siècle l'ensemble des territoires du Proche-Orient et du Moyen-Orient, loin de briser de tels foyers culturels, ils en reçurent l'héritage et le firent fructifier. L'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie n'est qu'une légende forgée à l'époque des croisades... Mais à l'histoire appartiennent les figures attachantes du calife al-Mansûr qui fit venir à Bagdad Djurdjîs b. Bukhtîshû, médecin et directeur de l'hôpital de Gondêshâpûr, du savant chrétien Hunayn b. Ishâq, tête de file d'une véritable école de traducteurs, du calife al-Ma'mûn qui encouragea ces efforts en fondant à Bagdad, dans la première moitié du IXe siècle, une académie, "La Maison de la Sagesse". Hunayn b. Ishâq rédigea un exposé bibliographique dans lequel il explique comment et pourquoi il a traduit en syriaque et en arabe 129 traités de Galien.
Le "Livre qui contient tout"
Grâce à cette entreprise de traductions, aux exigences scientifiques toutes modernes, l'œuvre de Galien fut très largement connue, diffusée, utilisée ; mais furent aussi rendus accessibles par des versions arabes les Aphorismes, les Pronostics, les Épidémies d'Hippocrate, le traité de botanique de Dioscoride, les écrits de Rufus d'Éphèse, les compilations de savants byzantins tels Alexandre de Tralles et Paul d'Égine, et des centaines d'autres ouvrages. Cette assimilation de l'héritage grec par la voie des traductions eut pour conséquence la création d'un vocabulaire technique qui jusque-là avait fait défaut à la langue arabe. Que ce soit par simple translittération d'un terme grec, par l'intégration d'un mot étranger revêtu d'une forme arabe, par l'utilisation d'un mot avec un sens scientifique nouveau, le lexique s'est trouvé brusquement enrichi et apte à rendre compte de concepts et de sujets étrangers à la langue coranique. Un exemple parmi des centaines : le grec to xérion ("médicament en poudre") fut repris sous la forme dérivée du syriaque iksîrîn, puis devint, par assimilation à un morphème habituel en arabe, iksîr, accompagné de l'article défini al-iksîr, qui devait donner, par la voie de la traduction latine, notre "élixir".
D'autres traditions, principalement hindoues, s'ajoutèrent. C'est surtout dans le domaine de la pharmacologie - l'arsenal thérapeutique de l'Inde reposant presque exclusivement sur les plantes - que l'influence orientale semble importante. Citons le livre de Shanaq qui, rédigé au IVe siècle de notre ère, fut traduit en pehlevi, puis en arabe sous le califat d'al-Ma'mûn. Traitant principalement des poisons, et par là des propriétés et vertus des plantes, cet ouvrage fut augmenté d'une seconde partie dérivée, elle, de sources grecques. Dans la compilation qu'il intitula Le Paradis de la Sagesse, Alî al-Tabarî présente les différentes branches de la médecine en 360 chapitres et consacre les 36 derniers à un exposé des théories médicales de l'Inde.
C'est donc dans ce patrimoine étranger, grec et hellénistique surtout, mais aussi hindou, qu'il faut chercher l'origine et les fondements de la science arabe. Les musulmans eux-mêmes considéraient le domaine philosophique (logique, physique, métaphysique) et les sciences exactes (mathématiques, astronomie, médecine, etc.) comme des disciplines "anciennes" ou "rationnelles", par opposition aux disciplines islamiques ou "traditionnelles", fondées quant à elles sur le Coran et la Tradition, tels l'exégèse coranique, la science des Traditions, la morale, la théologie, le droit, etc.
Le respect pour les Anciens, la conscience des filiations, le goût pour les livres ont conduit les plus grands savants à rédiger de vastes compilations, tel al-Râzî (Rhazès). Cet érudit, qui fut directeur d'un hôpital de Bagdad au Xe siècle, a laissé une cinquantaine d'ouvrages, dont une véritable encyclopédie en 23 volumes, le Livre qui contient tout, si l'on en croit le titre. Selon un procédé classique, les maladies y sont réparties en douze chapitres, en commençant par celles dont le siège est la tête et en terminant par celles qui affectent le pied. Pour chaque cas, al-Râzî donne l'opinion des auteurs grecs, syriens, indiens, persans et arabes. Parfois il y ajoute des notes d'après ses propres observations cliniques. La littérature des maîtres est considérée comme exemplaire et elle fait autorité. A une époque d'où était absente la volonté scientifique ou expérimentale systématique, la question de l'originalité de la science médicale arabe ne se présentait certainement pas dans les termes où nous aimerions la poser aujourd'hui. "Il n'est pas possible, déclare al-Râzî, pour un homme, même s'il vit jusqu'à un grand âge, de parvenir à la science sans suivre la trace des Anciens, l'étendue des connaissances dépassant de loin les limites de la vie humaine."
Le Canon d'Ibn Sînâ
La conscience de la dette ainsi contractée ne ressemblait en rien, du moins chez les esprits les plus novateurs, à de la servilité. Et nous voyons le même al-Râzî soutenir qu'il avait réussi, seul, à établir une vérité qui n'avait pas encore été découverte avant lui : "Le plus récent bénéficie de l'acquis de ses prédécesseurs et y ajoute par son étude personnelle." Par ces mots il indiquait la voie du progrès scientifique. Et il est vrai que les savants arabes ont cherché à identifier, vérifier, compléter, corriger ce qu'ils trouvaient dans les livres des Anciens ; plus encore, ils estimèrent que l'acquisition de la science antique exigeait que les connaissances en aient été organisées les unes par rapport aux autres (d'où une systématisation qui a pu parfois conduire à une stérile scolastique) et qu'elles soient confrontées à leur propre champ d'observation. Ainsi, un médecin du Caire, Abd al-Latîf al-Baghdâdî, évoque dans la Relation de l'Égypte son cours sur le Traité d'anatomie de Galien qu'il illustra par un examen d'ossements humains aux environs du Caire ; cette observation permit au maître et aux élèves d'enrichir leurs connaissances et de corriger sur quelques points les données galéniques habituellement admises. Un autre médecin égyptien devait, au sujet de la circulation du sang, prendre nettement position contre le système de Galien et d'Avicenne, et introduire une hypothèse toute nouvelle.
Un chef-d'œuvre sur la variole
Les grands médecins ont su allier un immense savoir théorique à une observation aiguë des cas cliniques, et c'est là un des traits originaux de la science médicale arabe. On en trouvera la preuve dans cette description des symptômes qui annoncent l'éruption de la variole, due à la plume d'al-Râzî. Son célèbre petit traité sur la variole et la rougeole est regardé par tous comme un chef-d'œuvre et occupe un rang important dans l'histoire de l'épidémiologie, étant la première monographie connue concernant la variole.
Au côté d'al-Razi se dresse l'autre grande figure de la médecine arabe : Ibn Sînâ (Avicenne 980-1037), auquel on doit cette somme qu'est le Canon de la médecine ; on sait que cette énorme compilation a dominé l'enseignement de la médecine pendant des siècles, en Orient comme en Occident. Dans son œuvre considérable, essentiellement philosophique et médicale, signalons le Poème de la médecine. Cet exposé des principes de l'art de guérir en 1 326 vers avait été rédigé à des fins pédagogiques. Il donne une idée des connaissances considérées comme le savoir minimum du médecin. Dans la première partie, ou "Théorie", sont d'abord rappelés les fondements hippocratiques et galéniques : éléments, tempéraments, humeurs ; puis les autres composants naturels (organes notamment), les éléments nécessaires à la vie (air, alimentation et boisson, sommeil, etc.). Ensuite est exposée la pathologie : les causes des maladies, soit extérieures ou accidentelles, soit internes (par déplacement des humeurs), et les symptômes de ces maladies, notamment la force et la fréquence du pouls, la couleur et l'aspect des urines, dont l'examen devait permettre d'établir un diagnostic. La seconde partie, ou "Pratique", donne quelques connaissances élémentaires en matière d'hygiène (l'art de conserver la santé) et de thérapeutique : aliments et drogues sont classés d'après leurs facultés et leurs tempéraments, selon le principe galénique rappelé au vers 999 : "Combattre le mal par son contraire." Un dernier chapitre traite de la pratique chirurgicale et des saignées.
L'ophtalmologie fut une branche particulièrement développée ; dans ce domaine, les Arabes ont acquis une remarquable expérience, sans doute parce que les maladies d'yeux étaient très répandues en Orient. L'étude de la physiologie de l'œil, qui va de pair avec les grands progrès réalisés en optique, fut menée avec précision, notamment dans le Livre des questions sur l'œil, écrit par le savant Hunayn b. Ishâq, non seulement traducteur mais aussi auteur d'ouvrages médicaux. La présentation pédagogique sous forme de questions et de réponses - ici 217 - était très appréciée pour exposer un thème scientifique d'une façon facile à comprendre et à apprendre par cœur.
Cette description relève largement des conceptions philosophiques, anatomiques et physiologiques de Galien. On y retrouve l'idée que rien dans le corps n'existe sans une utilité prévue par la sagesse divine. Cette doctrine, qui s'accordait avec les grandes religions monothéistes, eut beaucoup de succès et a fertilisé la science du Moyen Age, aussi bien en Orient qu'en Occident. Ici, toutes les parties de l'œil concourent à "servir" l'organe central de la vision. Car - et ce fut une erreur fondamentale de l'ophtalmologie grecque et arabe - le cristallin (l'humeur glaciale) est considéré, non comme une lentille optique servant au passage des rayons lumineux, mais comme l'organe central de la vision, où concourent les rayons visuels venus du dehors et l'esprit visuel venu du cerveau par le nerf optique. (N'oublions pas que c'est seulement au XVIIe siècle que l'astronome allemand Kepler établit le mécanisme de la vision.) Une conséquence pratique de cette théorie erronée était une fausse conception de la cataracte : les Arabes, tout comme les Grecs, y voyaient un liquide formé dans le crâne, descendant dans l'œil et solidifié entre le cristallin et la pupille (d'où le terme latin de cataracta, qui nous est resté). En faisant l'opération de la cataracte, ils croyaient abaisser avec l'aiguille cette membrane blanchâtre. Une telle erreur ne les a point empêchés de pratiquer largement, et avec succès, cette intervention.
Thérapies et traités sur les médicaments
Avec al-Zahrâwî (Abulcasis), né en 926 près de Cordoue, la chirurgie acquiert un prestige nouveau. Une partie de son traité médical est consacrée à la pratique de cet art : la cautérisation et la suture des plaies, l'emploi des substances hémostatiques, la ligature des artères, la chirurgie oculaire et dentaire, le traitement des fractures et luxations, la trépanation et les amputations, les interventions telles que l'opération de la pierre, la trachéotomie, la cautérisation du cancer, etc. Ainsi, à côté de préceptes dont le fond est tiré du sixième livre de Paul d'Égine, l'auteur fournit des observations précises appuyées sur sa pratique. Mais la notoriété de son œuvre tient surtout aux descriptions des différents instruments accompagnées d'illustrations.
Cependant la chirurgie n'a joué qu'un second rôle dans les thérapies habituellement mises en œuvre. Car les médecins arabes estimaient que l'essentiel de leur tâche consistait à aider le corps humain à retrouver l'équilibre un moment bousculé. D'où l'importance accordée à la diététique, une alimentation avisée contribuant au maintien ou au rétablissement de la complexion originelle. D'où encore le développement de la pharmacologie, une drogue judicieusement choisie en fonction de la nature de la maladie et du tempérament du patient permettant au corps de recouvrer la santé. De très nombreux traités sur les médicaments, simples ou composés, furent rédigés par des médecins, le plus souvent à l'intention des pharmaciens, chargés de récolter les meilleures plantes et de préparer les drogues, et dont l'activité devint pour la première fois dans l'histoire une profession indépendante.
D'autres aspects pourraient encore être évoqués, en particulier les rapports qu'entretint la science médicale avec la magie, l'astrologie, la religion musulmane ou la manière dont les médecins concevaient le traitement des maladies mentales. Mais je ne voudrais pas terminer sans évoquer la pratique, l'enseignement, la diffusion de cet art de guérir dans les hôpitaux.
Ces derniers furent sans conteste l'un des titres de gloire de l'Islam médiéval - non pas simples institutions d'accueil ou de réclusion, comme hôtelleries, asiles d'aliénés, hospices de vieillards, léproseries et autres maladreries, mais véritables établissements de soins où les malades séjournaient et où des médecins étaient affectés à leur service. C'est sans doute au calife Hârûn al-Rashîd (786-809) que revint le mérite d'avoir fondé à Bagdad le premier hôpital digne de ce nom, exemple peu à peu imité dans toutes les grandes villes de l'empire. Par exemple, l'hôpital al-Mansûrî construit au Caire en 1284. L'historien arabe Maqrîzî (XVe siècle) a laissé une description de cet établissement prestigieux qui pouvait recevoir des milliers de malades : "Par les soins du sultan, l'hôpital eut des médicaments, des médecins, et tout ce qui pouvait être nécessaire, dans quelque maladie que ce fût. Le sultan établit des infirmiers, hommes et femmes, pour servir les malades, et fixa leurs gages ; il fit dresser les lits avec les matelas nécessaires aux malades. Chaque type de malade eut sa salle particulière : il assigna les quatre îwâns [grandes salles voûtées] de l'hôpital aux fièvres et maladies analogues ; une salle séparée fut destinée aux maladies des yeux, une aux blessés, une aux dysenteries, une aux femmes ; un endroit réservé pour les convalescents était partagé en deux parties, une pour les hommes, l'autre pour les femmes. Tous ces lieux étaient pourvus d'eau. Il y avait une pièce particulière pour faire cuire les aliments, les médicaments et les sirops ; une autre pour préparer les baumes et onguents pour les yeux ; tout cela était gardé dans des entrepôts ; les sirops et médicaments étaient conservés à part. Il y avait un lieu où le médecin-chef s'asseyait pour faire des cours de médecine. Le nombre des malades n'était pas limité et on accueillait tous les pauvres et nécessiteux qui se présentaient. La durée du séjour des malades n'était pas fixée davantage et se prolongeait aussi longtemps que cela leur était nécessaire.".
Médecine de pointe pour une élite
Ces dernières phrases ne doivent point faire illusion, et l'on est en droit de s'interroger : qui bénéficiait réellement de cet art de guérir développé par la science médicale du Moyen Age ? Cette question simple n'a pas de réponse aisée car les historiens de la médecine arabe se sont surtout attachés à éditer, traduire, commenter ces innombrables traités dont beaucoup sont encore enfouis parmi les manuscrits des bibliothèques d'Occident et d'Orient, et à repérer le faisceau d'influences dont ils sont l'aboutissement. Une fois lu les œuvres, connu les savants, il faudrait chercher quelle place leur revient dans la société et dans la culture de leur temps. Car d'autres images surgissent. A côté de ces savants prestigieux, philosophes tout autant que médecins, combien de barbiers faiseurs de saignées, de guérisseurs distribuant des remèdes de bonnes femmes, de médecins incapables et illettrés, de charlatans. Les malades des villes et des campagnes n'avaient sans doute pas d'autre recours. Et l'on n'échappe pas à l'impression que la science médicale, comme les autres sciences dites rationnelles, tendait à être l'apanage d'une minorité cultivée et dépendait de l'encouragement des califes et de l'appui de mécènes généreux et éclairés. Cette médecine n'était-elle pas, comme celle des Grecs et des Romains, une médecine de pointe pour une élite ?
Ecrit par Orientale.fr d'après un article de Mme Françoise MICHEAU spécialiste de l'Orient arabe, que nous avons repris dans sa presque totalité.